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subtile magie_essai

Mise à jour le 25/03/2008
Par caigneaux
essai transcription html fichier Alain
La subtile magie de l’intention et du secret
Regards littéraires et artistiques
sur les marais de Poitou-Charentes [1]

 

 

 

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Sur onze ensembles de la côte atlantique française inventoriés par Fernand Verger [2], trois relèvent de la région Poitou-Charentes : marais et pertuis charentais, marais poitevin débordant sur l’anse de l’Aiguillon en Vendée, laquelle fait face au fier d’Ars-en-Ré, ainsi que la rive droite de l’estuaire girondin. Des vasières bordant la falaise de Mortagne à la « Venise verte », en passant par les claires de la Seudre ou le plat pays de Brouage, autant de marqueurs d’une histoire géologique courte (moins de 10 000 ans), et une grande diversité de paysages qui sont éloges de l’estran : marais mouillés, desséchés, salants. Leur monotonie apparente ne tient qu’à l’absence d’un regard suffisamment attentif à défaut d’être expert.
L’eau nourrit une poétique complexe, ambivalente ; plus encore les eaux dormantes, les étangs, les marais, souvent associés à un imaginaire sombre, augmenté par les brumes, les buées, l’agonie des jours idéale pour les romans policiers : pays si faiblement dénivelés, marqués par l’indétermination, à l’exception des bouchots à fleur d’eau, espaces de décoloration et de spleen, impressions d’immobilité et d’instabilité à la fois.
Beaucoup de flottements dans ces profondeurs de sfumati, l’impalpable limite entre les hommes, une tristesse récurrente, des éclaircies semblant les rémissions d’une maladie, une eau plus souvent souillée et dangereuse que pure et rédemptrice, et pourtant s’impose le fort magnétisme d’un milieu envoûtant, simple mais jamais ordinaire. « Le marais, selon l’écrivain Jacques Nanteuil, c’est mal le comprendre que d’y chercher des prétextes à description. C’est avant tout une joie intérieure » [3]. Pourtant, lorsque le géographe enquête, ou que la réflexion sur le développement durable s’en mêle, ces milieux amphibies apparaissent non seulement explicables, mais aussi nécessaires, riches, vivifiants, nourriciers.
Le marais est un monde à la fois intermédiaire et à part, isolé, isolant mais solidaire, indolent plus qu’insolent, mais provocation tranquille puisque inventé et domestiqué, défi orgueilleux à la nature et à la facilité. D’où tire-t-il sa force derrière son apparente ingénuité de lignes et de couleurs ? Peut-être de sa puissance chtonienne associée à la motricité matricielle et redoutée de l’océan, comme une double résilience faisant front aux faiblesses humaines : « L’homme est moins décontenancé devant les débordements brutaux et démentiels de la nature, il préfère le déchaînement naturel, bruyant et visible au silence trompeur du marécage. Au marais, on ne sait jamais d’où vient le danger, rien ne prévient, aucun signe, tout est piège » (G. Calonnec).
À moins que ce ne soit l’inverse : aucun piège ; tout est signe…
 
DIRE L’INDICIBLE
 
L’imaginaire du marais est dans l’infiniment petit, qui échappe aux yeux distraits comme à l’écoute fortuite. « Le marais est plein de cette boue végétale génératrice de vie où germinent et grouillent de minuscules petits êtres » (G. Calonnec). Son paysage semble peu varié, dans « l’immatérielle confusion du vent » (E. Pérochon). Le promeneur solitaire doit faire preuve d’acuité, parce que ce terroir ne se donne pas, il s’octroie, se mérite – comme certaines villes peu prêteuses. « Il faut écouter, d’abord, ce silence paradoxal fait d’une joute de petits bruissements, frémissements d’une vie qui jusqu’alors vous avait complètement échappé » [4]. Monde du silence, aphasique, où l’œil doit chercher, scruter, prendre jumelles, pour apercevoir insectes, libellules, grenouilles, petits rongeurs, sinon hérons et oies sauvages, fauvettes ou échasses blanches, pour admirer les plantes, les roseaux, les mousses, les lentilles sur l’eau, l’angélique, les graminées, les ‘’cabarets des oiseaux’’. Les odeurs même déclinent des variations salées et iodées que les narines aseptisées ne savent pas décrypter. Un personnage du Bouchot de Hortense Dufour [5] fait ce même constat rétrospectif sur les marais (de Marennes) : « Ils ont tout aiguisé en moi, le sens de l’observation, le regard aussi incisif que celui des poules d’eau. L’odorat ».
Le chapitre VIII du Roman d’un enfant, de Pierre Loti, développe ce diagnostic autobiographique : « Au cours de ma vie, j’aurais donc été moins impressionné sans doute par la fantasmagorie changeante du monde, si je n’avais commencé l’étape dans un milieu presque incolore ». On a diagnostiqué chez Loti une maladie des pâles couleurs, une « consomption du chromatisme ». Pour expliquer sa façon de délaver, les nuances blafardes fréquentes dans ses pages, il faut recourir aux paysages de son enfance : si Loti est un écrivain "décoloriste" – ce qui n’a rien de négatif du point de vue littéraire –, c’est qu’il est né dans une région détrempée, délayée, marquée avant tout par le marais d’Aunis, autour de Rochefort. Dans son roman, La Grande Renaude[6], René Guillotécrit : « Pour aimer là et y vivre, il faut être du bas-pays et se laisser prendre dans le vertige des hivers tournoyants quand l’eau de boue inonde les prairies, monte dans les chemins creux, jusqu’aux maisons et que le marais vient souffler sous les portes son haleine pourrie. Pour aimer là et y vivre, il faut avoir été formé à la subtile magie de l’intention et du secret […] ».
 
Représenter le marais revient à tenter le pari de l’indicible avec des mots, du confus évanescent avec l’aquarelle – qui devrait être là dans son élément. Ces pays détrempés (pluies comprises) nourrissent leur part de fantasmes, de superstitions, d’êtres mystérieux, de fées et demoiselles ailées nées des eaux comme libellules, de monstres marins même. L’eau des rivages développe des registres imaginaires contrastés ; cela va des visions bucoliques et diaprées aux souffrances sourdes, parfois nourries de monstres venus de la mer, du crabe au dragon, les sirènes des grèves se muant au besoin en pilleuses d’épaves ou en sorcières vengeresses.
Comme l’océan, le marais séduit et fait peur à la fois, dualité qui remonte à la mythologie antique ou médiévale : portes de l’enfer et origine du monde, mystère grave des eaux fangeuses redoutables aux franges cosmogoniques de la vie humaine, ou bien ancrage des forces primordiales de la biologie. En tout cas, plus que frontière (en bordure du monde urbain et industrialisé, notamment), lieu instable, de passage, de contact, d’interaction, de confrontation initiatique, synapse mystérieuse et opératoire parce que territoire du vide finement rempli [7].
 
Le marais mouillé est « vivant », même si Ernest Pérochon, face à ces chemins d’eau dûs à la volonté des hommes, dit « là où le temps s’arrête ». Il ne s’arrête pas ; il y est suspendu, il balance lentement au rythme des marées, des oiseaux migrateurs, de saisons peu contrastées. Les héros de romans y sont souvent dans l’attente des heures qui se traînent, du grand amour, d’un retour vain – symbolique de l’envasement, de l’échec : « la glaise vous empoigne les chevilles, les retient, et vous êtes immobilisé […] Vous n’en sortirez pas » (Jean Sorillet [8]). La passivité et l’atonie apparentes, une séduction de peu d’effets spectaculaires où le charme (le « carmen » latin, qui envoûte) demande une initiation, une connivence patiente du témoin qui risque, s’il n’y prend garde, de n’observer qu’« un impénétrable cloaque livré aux seuls oiseaux de mer » (J. Nanteuil), au mieux un labyrinthe feuillu bon à faire naître des fées Mélusine : comme il est de l’excès dans les tunnels de verdure et le dédale maraîchin, il y a de la modestie donneuse de leçons dans ce plat-pays.
Peu spectaculaires en effet cette barque modeste – une « platte » menée à la « pigouille » – filant lentement sur un « chemin d’eau »[9] qui se perd dans le « grand silence vert » du Marais poitevin (absinthe, émeraude, menthe sont les qualificatifs récurrents), ou bleu pâle pour le marais côtier. Peu spectaculaires ces frênes taillés en têtard, qui s’inclinent « comme pour se faire des confidences » (J. Nanteuil), ou pour mieux écouter celles du passant. Peu spectaculaires ces lignes d’horizon dont l’oiseau en vol est le seul événement, et les zébrures du soleil couchant le seul divertissement excessif parmi les coloris pâles du jour, à tel point que le critique d’art, entre figuration et abstraction, évoque volontiers les Nymphéas de Monet. Les maîtres de Barbizon ne s’en sont pas privés. Après les paysages historicisés, la vision néoclassique (qui aima clore l’horizon de montagnes), en marge des rusticités caricaturales avec charrette à foin façon Constable, on chercha des espaces ouverts et lumineux permettant une approche plus philosophique (la mort, la raison, l’homme et la nature), donc une nouvelle réalité, pour ne pas dire une banalité neuve mais sensible : le marais fut une réponse possible. Ces visions, pourtant, concentrent dans le marais quelque chose de l’identité provinciale : la peinture du XIXème siècle y a reconnu un thème régionaliste binaire : peindre des marines tout en mettant en scène la ruralité, bref une certaine conception de l’identité hexagonale[10] doublée d’une archéologie agraire au temps des dernières gabarres, un esthétisme qui folklorise à souhait vaches et paysannes.
 
DU MARAIS HOSTILE…
 
Comme chez Fromentin, qui évoque bien le « brouillard bleu » des marais saintongeais dans Dominique (1862, dédié à George Sand[11]), les eaux dormantes fascinent et inquiètent. Les marais s’associent dès lors dans l’imaginaire saintongeais aux étangs et lacs de l’intérieur, que des croix hosannières, au mieux quelques moulins à eau, annoncent sur le bord de la route. Pays où se perdent les cours d’eau (Charente ou Sèvre niortaise), où se perdent aussi les hommes… Pays qui se perdent eux-mêmes parce qu’ils se meurent et sont pensés comme agonisants – s’ils sont jamais nés, car certains n’y voient que néants répulsifs.
Lorsque Victor Hugo et son amie Juliette Drouet traversent le marais d’Aunis en 1843, celle-ci a ce commentaire répugné : « L’odeur nauséabonde des marais m’affadit le cœur. L’aspect morne et fiévreux de la campagne m’attriste plus que je ne puis le dire. Je suis de l’avis du marin sur le prétendu dessèchement et la prétendue fertilité du marais. Je crois que c’est une mystification ». Tout lui paraît lugubre et malsain : « Les marais salants avec leur eau plombée et immobile, les roseaux flétris qui languissent au bord du chemin, le douanier blafard accroupi tristement auprès de sa baraque blanchie à la chaux, avec deux ou trois reines-marguerites qu’il tente de faire pousser autour et qui ont l’air d’avoir été empoisonnées par l’air empesté que nous respirons […] tout me désole et m’oppresse ». Les hostilités ‘‘anti-marais’’ lancées par les physiocrates au XVIIIème siècle, relayés par les médecins obsédés par l’ « aérisme »[12] et par les Lumières soucieux de tout assécher, ne sont pas pour rien dans le désir de conquérir ces marges, au détriment des zones mouillées que l’écologie d’aujourd’hui et le développement durable revendiquent.
Un siècle plus tard, dans Brouage [13], Michel Bernard a encore cette vision mortifère : « Certains, qui tentèrent jadis la traversée du marécage, prétendirent avoir rencontré tant de squelettes d’hommes, de navires et de chevaux, qu’ils ne purent de la sorte atteindre la mer ; un petit nombre d’entre eux prétendit même qu’elle n’existait plus, au moins qu’elle s était retirée si loin vers l’ouest qu’une seule vie d’homme ne suffisait plus pour la rejoindre. Ceux qui s’en moquèrent moururent aussi ». À l’ouest, point de salut, mais pas pour autant rien de nouveau : « sans qu’il soit possible de tracer leurs limites respectives, la mer et les marais s’étreignent en de secrètes noces que les marins superstitieux moquent mais ne nomment pas » (ibid.). Si le marais a répondu, dès le Moyen-Age, à la faim de terres, il a connu également des phases d’abandon, comme les marais salants de Brouage au XVIIème siècle, ces « friches » entretenant dès lors leur part d’imaginaire du déclin, voire de surnaturel.
Terres maigres, inquiétantes, terres nocturnes aussi, pour aller le soir tendre filets et engins de pêche, pour pêcher les « piballes » ou chasser le canard, à l’heure « où la vie terrestre semble s’endormir à tout jamais pour laisser place à une atmosphère de revenants, pleine de bruits de vagues, larvaires, survolés de vols mystérieux d’effraies ». Dans La Glaise du marais desséché d’Aunis, Jean Sorillet développe ainsi cette thématique de la maison elle-même taciturne, solitaire, perdue dans un pâturage balayé par les vents, mais où, à travers une existence immuable depuis des générations, l’alcoolisme le dispute à l’ennui, et surtout l’étrange au fascinant. Le mystère des sentiments humains a fort bien été analysé par Kléber Haedens dans son roman L’Eté finit sous les tilleuls : dans un village, entre Marennes et Le Gua, où l’ennui et l’immobilisme cernent tout, même les rêves et la souffrance ; même les bateaux qui dorment sur l’eau plate autour des cabanes à huîtres y font des cauchemars.
L’enquêteur Henri Baudrillart, diligenté par l’Académie des Sciences morales et politiques pour parcourir la France, lorsqu’il évoque les marais, fait état d’une insalubrité notoire, de miasmes paludéens, des visages hâves, de la misère des paludiers. Ce monde délétère se nourrit évidemment de superstitions nombreuses, croyances relatives aux revenants, aux loups-garous, et des « sorciers » œuvrent activement.
 
L’homme du marais est volontiers présenté lent, silencieux, taciturne, spongieux comme le sol, au teint maladif dû à une santé chétive – cette vie ensauvagée pouvant aller jusqu’à des pathologies religieuses (comme les Patarins[14]). Le romancier Gaston Chérau a salué le rude effort d’adaptation et de mise en valeur de l’homme confronté aux fièvres et aux vapeurs maléfiques sur une terre où l’ont mourait facilement de pleurésies, de dysenteries : « Le marécage sauvage des primitifs Colliberts [15], devenu huit siècles plus tard le domaine merveilleux des huttiers chasseurs, pêcheurs et abatteurs d’arbres est entré doucement dans la civilisation en gardant son âme hermétiquement close ; sa sauvagerie s’est adoucie » [16]. Au moins, le peintre peut-il faire des eaux stagnantes le miroir de sa propre mélancolie, de sa solitude d’artiste marginal – comme Théodore Rousseau peignant le marais vendéen.
 
… OU LE MARAIS AMI
 
Le marais est d’apparence pacifique, sereine, reposant pour le touriste moderne, mais le résultat d’une lutte de tous les instants : combat de l’homme contre les éléments, contre l’insalubrité. Contre les marées, les courants, les inondations, contre l’usure des sols et des falaises, contre le vent, la vase et le sable, contre les épidémies, contre les mauvaises années. La littérature célèbre cette bataille couronnée de succès : « la conquête du marais fut une de ces pacifiques victoires de l’intelligence et du travail qui honorent l’humanité », affirme sans prudence G. Monmarché [17]. Même pour Marans, seule cité encore vraiment maraîchine aujourd’hui, l’évocation par cet auteur relève de la douleur : « immense plaie en voie de cicatrisation, dont la chair se reforme lentement en rapprochant peu à peu les lèvres de la blessure ».
Paysans et marins, que tout oppose, sont ici solidaires d’un même projet, d’un même destin : une égale indépendance, mais de communes habitudes entre ostréiculteurs, marins caboteurs et maraîchins ; le marais, lieu de la rencontre sociale – de là à y voir comme l’enquêteur Baudrillart des sociétés égalitaires gommant les stratifications, et à parler de « petite république » où « chacun a sa barque, comme le Vénitien sa gondole »... Reste que, par-delà la rudesse des luttes quotidiennes pour entretenir les digues, draguer les fossés, penser la géométrie globale de l’espace sculpté à partir d’un chaos premier, les catégories socio-professionnelles, les générations, hommes et femmes sont associées dans une même œuvre obstinée. La lutte pour la vie est le lot quotidien, parfois doublement, en temps de guerre, comme en 14-18 dans le roman de Pérochon, Les Gardiennes (1923).
Il faut lire Figures à Cordouan (« Le Somnambule ») de Pierre-Henri Simon ou bien Le Bouchot d’Hortense Dufour pour cerner cette problématique de la solidarité et de la conflictuosité. Le premier situe une partie de son action à Brouage, la seconde a choisi Marennes et ses environs. Dans les deux cas, l’image de la pauvreté, de la misère morale. Dans le premier roman, à Brouage, dont le héros s’appelle Laurent Seudre (référence bien sûr au cours d’eau), mélancolie d’une vie sans relief et désolation du paysage plat s’associent : « d’imprévues analogies me charmaient bien davantage, perceptibles pour moi seul, entre ce marais de Saintonge et le polder hollandais, entre cette architecture grisâtre de hautes pierres inutiles, déposées par l’histoire au bord d’une mer retirée », dit le héros. Harmonies fantomatiques de la solitude, de l’abandon, de l’amour mort, de la mer morte. Le roman d’Hortense Dufour, en baie de Seudre, reprend les leitmotive d’un espace suintant fait « pour mourir », des « corps gémissants » dans le brouillard, d’une maison qui s’enlise : « Les personnages s’enfoncent peu à peu dans les ténèbres viscérales, dans la boue visqueuse qui les étouffe ». Une des héroïnes est effleurée par l’idée de se jeter « toute vive dans l’eau des marais », ces eaux glauques et froides étant toute faites pour le suicide.
Le marais se charge pourtant également d’une part de maternité, de matricité : « royaume de la viscosité, de la mucosité » (G. Calonnec). Il est presque par définition un lieu des origines, au sens géologique comme du point de vue humain. Limon fécond pour l’agriculture, mais à l’identique pour la pensée et pour l’espèce : « vivante gelée animale où l’homme naquit et renaît, où il prit et reprend sans cesse la moelleuse consistance de son être  » (Jules Michelet[18]). Les poètes se sont beaucoup emparés de cette dimension biologique, tellurique, cosmique, qui renvoie l’homme et le marais aux antécédents précambriens. Comme l’analyse Geneviève Calonnec, le marais, qui constitue « le signe d’une poussée vitale, d’une émergence d’être », favorise par là même un discours sentimental et organique plein d’argiles primitives, de vitalité, de régénération physique et spirituelle. Le végétal ici, contraire à la ville lithique et frigide, devient source et ressourcement, dans une métaphore très régressive au sens psychanalytique : sève amoureuse et romantique sous les ombrages légers au premier degré, remontée sinon pénétration par les conches vers des antres sexués au second degré, voire plus tragiquement lieu de la perte, sorte de ‘’darkness’’ forestier à la Conrad.
Pays d’eaux et d’histoires d’O ; marais salants, marais galants ? L’humeur aquatique indocile mais sensuelle des marais, toute charnelle et féminine dans les comparaisons littéraires, conduit vers l’hédonisme des corps. « L’espace marécageux est une ‘’contrée’’ où les naissances illégitimes sont ’’un accident fréquent’’. Le marais est le théâtre de ‘’singulières licences’’ qui se manifestent avec ‘’une grossière indécence’’ en public ou dans les ‘’chambres d’hôtel’’ » (F. Chauvaud[19]). L’érotisme est-il une des figures, non seulement rhétoriques, mais existentielles du marais, des marécages ? Est-ce par hasard que Pierre Loti situe sa première expérience sexuelle avec une Gitane adolescente près du ‘’bouil bleu’’ sous les bois désordonnés de la Roche Courbon[20] ? Par-delà l’élégance gentille de certaines rimes, le duo mythique terre-mer qui nourrit le duo non moins fantasmé homme-femme, si le marais brosse confusion, effusions et contusions, il n’a rien de proprement érotogène…
 
UN PAYSAGE ROMANTIQUE
 
Au XIXème siècle, des milliers de dessins, de gravures, d’huiles ont mis en scène mares et marais, ce motif s’inscrivant dans un âge d’or pictural[21] qui en a fait l’un des archétypes du paysage romantique et naturaliste[22]. La ‘’naissance’’ du marais littéraire et pictural s’inscrit dans un retour ethnographique aux traditions populaires, qui accompagne l’autocélébration de la République, une et indivisible mais diverse et généreuse. Bien sûr déjà, les populations autochtones aiment et respectent leur milieu, sa morne nudité, son absence d’emphase, mais intrinsèquement aboutissement d’une prodigieuse aventure humaine. Pierre Loti a tort d’écrire qu’ « il faut préserver jalousement de tels édens, sans doute millénaires, que ni volonté, ni fortune ne seront capables de recréer » [23], comme si justement ce n’était pas le travail et une certaine débauche de moyens qui avaient pu inventer ces paysages ‘’naturels’’. Mais ce passé intact, perçu comme tel du moins, a le mérite de permettre un discours nostalgique – rien de plus enjolivé que ce paradis oublié lorsqu’on y met des couleurs chaudes et dorées (mais essentiellement par des peintres locaux ; les peintres ‘‘célèbres’’ ont préféré les ports). Il y a comme une sorte d’eldorado amphibie dans cet écart hors du temps et du monde. Des artistes comme Anatole Claveau ou Pierre Langlade s’y sont beaucoup adonnés, Louis Suire également, ou bien le conservateur du musée de Niort Louis Tider-Toutant. Le sujet se prête à une économie de moyens, à des cadrages plaçant haut l’horizon.
Si l’hiver et l’été, pour des raisons opposées, sont des saisons qui paralysent l’activité humaine et favorisent solitude et silence somnolent, le printemps donne fête au marais. Il suffit du soleil, de sa lumière filtrée, pour adouber la torpeur de toute chose d’une tranquillité heureuse, pour rendre séduisante la « Venise verte » ; il apporte luminosité, renaissance et polychromies, vols d’oiseaux énervés, effleurement des premières chaleurs. C’est le retour des senteurs. Fromentin ne craint pas l’enthousiasme, dans Dominique : « Tout resplendit des éblouissements de l’Orient », parce que la lumière blanche d’Aunis a des aveuglements méditerranéens. Pérochon laisse cet arrêt sur image, dans Les Gardiennes : « Tout était indécis, frissonnant, pris dans un réseau d’ombres mobiles et de clartés furtives. De temps en temps, l’aile d’un oiseau pêcheur jetait sa petite flamme bleue ».
Les mots, le pinceau, certes, mais les photographes ne se privent pas non plus de la viduité démographique de cette terre des hommes, de ce no man’s land habité fait pour le cliché noir et blanc. Liste serait longue, comme pour les peintres. Retenons Marc Deneyer et Thierry Girard, qui y pérégrinent volontiers, le dernier rattachant délibérément l’atmosphère maraîchine au Rivage des Syrtes  de Julien Gracq : « Marennes se substituant à Maremme, et La Rochelle devenant la capitale de l’Aunis-Farghestan. Quant à la ‘’ligne de patrouille’’, elle se situerait quelque part entre les îles d’Aix et d’Oléron ». Ligne ou pas, le marais, comme la mer ou le désert s’écarte de la civilisation pour mieux ramener à l’homme. Lieu de connaissance, il dicte une leçon de profondeur et « révèle l’être à lui-même dans un face-à-face sans concession » (J.-R. Soubiran).
La bande dessinée n’ignore pas non plus cet espace original. Trois d’entre elles peuvent être signalées, pour le scénario comme pour le dessin[24]. Le Marais poitevin de Dodier, dans L'Absent[25], est plutôt celui de la Vendée (Chaillé-les-Marais, Saint-Hilaire-de-Riez) : pour ce détective hors normes, le marais mouillé constitue un environnement intrigant. Sous un titre évocateur, Les Griffes du marais, Corbeyran et Amblevert[26] ont mis en images un Moyen Age fantastique auquel la ‘’Venise Verte’’ apporte beaucoup (au milieu du XVème siècle, la lèpre se répand ; ceux qui sont atteints par la "malemort" se sont rassemblés à l’écart des bourgs, dans des marais glauques et fangeux). On retrouve la vie des pêcheurs avec leurs nasses en osier dans La Saison des anguilles, parBailly et Lapière[27], qui offrent une histoire spectaculaire et pittoresque nourrie de passions peu reluisantes, de nonchalances pesantes et de drames secrets. Le plus étonnant se trouve sans doute dans Métro Châtelet Direction Cassiopée[28], où après avoir affronté une sorte de dragon dans les tunnels du métro parisien, Valérian, l’agent spatio-temporel de Mézières et Christin, est conduit dans les Deux-Sèvres pour y découvrir un autre monstre. A peine arrivé à Doère-la-Rivière, où il s’installe, il ne tarde pas à s’attaquer au mystère et aux brumes marécageuses du marais, associé ici aux infinis galactiques… Pas moins !
 
« Clio n’aime pas beaucoup l’eau. La vase encore moins », écrit – peut-être un peu vite – Jean-Michel Derex[29]. Et la littérature, pas beaucoup plus de toute façon. Pourtant, un retournement s’opère aujourd’hui. L’héliotropisme des vacanciers, la thalassothérapie conduisent vers la plage et les bains de boue un public pour lequel on muséographie beaucoup l’espace, et le marais lui-même : à ce titre, l’étiquette ‘’Venise verte’’ ne manque pas d’ambition mégalomane. Le lagunage, près de Rochefort, ne filtre pas seulement l’eau, mais sans doute aussi la mémoire : la grandeur de Brouage est invoquée au détriment du passé des bagnards (à quand un musée de ces systèmes pénitentiaires ?). Espace de labeur inquiétant et redouté jadis, les zones côtières sont devenues espaces de loisirs, l’initiative de mise en valeur des seigneurs féodaux ou des abbayes est désormais relayée par les collectivités territoriales ou l’Etat (le Conservatoire du Littoral est basé à Rochefort). Le littoral, et avec lui le marais attenant, a changé de nature, comme identité vécue, perçue, fantasmée. Le temps des « côtes barbares »[30] avec leur population pilleuse d’épaves est révolu ; celui des côtes fortifiées, militaires et conflictuelles (de Colbert au Mur de l’Atlantique) rendu obsolète faute d’ennemi ; la vocation maritime et pacifique des lieux est réapparue, objet touristique, paysage-décor. Le marais n’est pas la plage, il en est le complément esthétique, l’annexe ludique parfois, la caution culturelle. La généalogie des usages s’accompagne ainsi d’une chronologie des regards qui ont fini par investir avec empathie les littoraux jusqu’à une célébration exagérée, dont le marais métissé et fragile est devenu symbole et symptôme, prétexte même. La littérature de voyage, du moins celle des guides[31], est à ce titre emblématique d’une telle évolution.
En d’autres temps de tourisme aristocratique, il aurait paru malséant de s’intéresser à ces territoires. « Que diriez-vous, s’exclama Théophile Gautier, d’un Cicerone qui vous ferait passer par les rues les plus boueuses et les plus mal bâties de la ville pour vous emmener à quelque masure insignifiante, au lieu de vous faire visiter de beaux palais et les vieilles églises ? »[32] On comprend bien qu’avec de tels présupposés, le goût dominant, même ou surtout bourgeois, amateur de grandiloquence et de verticalité (montagnes, clochers, monuments), ne puisse trouver dans ces humbles paysages matière à entrer dans sa nomenclature du beau, de l’original, de l’impressionnant, de l’insolite. Le marais, faute de lisibilité (on manque de repères), faute d’idéalité (cela manque de rêves), faute même d’accessibilité, est une destination improbable. Les « bouts du monde » que magnifie la littérature incitative et normative des guides (depuis le XVIème siècle des guides de pèlerinage jusqu’aux modernes Baedeker et Joanne des années 1840-1860) s’arrêtent aux vallées alpines (à leurs eaux thermales) et aux stations balnéaires (la révolution ferroviaire est passée par là). La cartographie qu’ils déploient ne va pas jusqu’au « hors du monde », à ces ‘‘finistères’’ marins dénués d’églises et de reliques monumentales. Mais les ânes à pantalons de l’île de Ré comme les carrelets (le terme s’impose en 1897) ont fini par agrémenter, comme clichés, terres de rien et d’estran. D’Onésime Reclus[33] aux récents guides Gallimard Aunis et Saintonge (1994), le ton a changé. Encore, dans les années 60, on regrettait le manque d’intérêt pour ces franges battues par les vents salés : « le touriste pressé ne les aime pas » [34]. Son pas s’est ralenti sans doute ; le marais a gagné sa place parmi les randonnées familiales et les parcours de découverte reconnus pour la richesse de leur faune, de leur flore, comme « témoignage unique de l’histoire des campagnes charentaises » [35] – comme quoi, depuis le peintre Auguin jusqu’à nos jours, c’est la rusticité qui récupère et édulcore ce milieu amphibie.
 
Reste que le Vingtième siècle regarde le marais, l’apprivoise, s’appropriant volontiers ces petites patries échappées aux grandes transformations du XIXème et du XXème siècle, le célèbre en qualité de sanctuaire écologique européen. Si l’insularité, avec sa part de paradis, avait déjà annexé les marais salants et les parcs ostréicoles dans l’imaginaire nomade, les grands panoramas mous et pâles révèlent désormais aux promeneurs et aux curieux les attraits d’une diversité insoupçonnée.
La rencontre de la terre et de la mer n’a pas fini de faire rêver…
 
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I.
Vision de futur marin :
Pierre Loti, en 1890.
 
 
            Pierre Loti (1850-1923), né dans le pays rochefortais, décrit dans Le Roman d’un enfant (Paris, Calmann-Lévy, 1890), une promenade hebdomadaire jusqu’au village d’Echillais, sur l’autre rive de la Charente, à travers le marais.
 
Rien que de s'y rendre me paraissait déjà une chose délicieuse. Très rarement en voiture – car elle n'était guère qu'à cinq ou six kilomètres, cette Limoise, bien qu'elle me semblât très loin, très perdue dans les bois. C’était vers le sud, dans la direction des pays chauds. (J'en aurais trouvé le charme moins grand si c'eût été du côté du nord.)
Donc, tous les mercredis soir, au déclin du soleil, à des heures variables suivant les mois, je partais de la maison en compagnie du frère aîné de Lucette, grand garçon de dix-huit ou vingt ans qui me faisait l'effet alors d'un homme d'âge mûr. Autant que possible, je marchais à son pas, plus vite par conséquent que dans mes promenades habituelles avec mon père et ma sœur ; nous descendions par les tranquilles quartiers bas, pour passer devant cette vieille caserne des matelots dont les bruits bien connus de clairons et de tambours venaient jusqu'à mon musée, les jours de vent de sud; puis nous franchissions les remparts, par la plus ancienne et la plus grise des portes, - une porte assez abandonnée, où ne passent plus guère que des paysans, des troupeaux,- et nous arrivions enfin sur la route qui mène à la rivière.
Deuxkilomètres d'une avenue bien droite, bordée en ce temps-là de vieux arbres rabougris, qui étaient absolument jaunes de lichen et qui portaient tous la chevelure inclinée vers la gauche, à cause des vents marins, soufflant constam­ment de l'ouest dans les grandes prairies vides d'alentour.
Pour les gens qui ont sur le paysage des idées de convention, et auxquels il faut absolument le site de vignette, l'eau courante entre des peupliers et la montagne surmontée du vieux château, pour ces gens-là, il est admis d'avance que cette pauvre route est très laide.
Moi, je la trouve exquise, malgré les lignes unies de son horizon. De droite et de gauche, rien cependant, rien que des plaines d'herbages où des troupeaux de bœufs se promènent. Et en avant, sur toute l'étendue du lointain, quelque chose qui semble murer les prairies, un peu tristement, comme un long rempart: c'est l'arête du plateau pierreux d'en face, au bas duquel la rivière coule ; c'est l'autre rive, plus élevée que celle-ci et d'une nature différente, mais aussi plane, aussi monotone. Et dans cette monotonie réside précisément pour moi le charme très incompris de nos contrées ; sur de grands espaces, souvent la tranquillité de leurs lignes est ininterrompue et profonde.
Dans nos environs, cette vieille route est du reste celle que j'aime le plus, probablement parce que beaucoup de mes petits rêves d'écolier sont restés posés sur ses lointains plats, où de temps en temps il m'arrive de les retrouver encore... Elle est la seule aussi qu'on ne m'ait pas défigurée avec des usines, des bassins ou des gares. Elle est absolument à moi, sans que personne s'en doute, ni ne songe par conséquent à m'en contester la propriété. […]
La rivière qu'il fallait traverser était au bout de l'avenue si droite de ces vieux arbres, que rongeaient les lichens couleur d'or et que tourmentaient les vents d'ouest. Très changeante, cette rivière, soumise aux marées et à tous les caprices de l'Océan voisin. Nous la passions dans un bac ou dans une yole, toujours avec les mêmes bateliers de tout temps connus, anciens matelots aux barbes blanches et aux figures noircies de soleil.
Sur l'autre rive, la rive des pierres, j'avais l'illusion d'un recul subit de la ville que nous venions de quitter et dont les remparts gris se voyaient encore ; dans ma petite tête, les distances s'exagéraient brusquement, les lointains fuyaient. C'est qu'aussi tout était changé, le sol, les herbes, les fleurettes sauvages et les papillons qui venaient s'y poser ; rien n'était plus ici comme dans ces abords de la ville, marais et prairies, où se faisaient mes promenades des autres jours de la semaine. Et ces différences que d'autres n'auraient pas aperçues devaient me frapper et me charmer beaucoup, moi qui perdais mon temps à observer si minutieusement les plus infimes petites choses de la nature, qui m'abîmais dans la contemplation des moindres mousses. Même les crépuscules de ces mercredis avaient je ne sais quoi de particulier que je définissais mal ; généralement, à l'heure où nous arrivions sur cette autre rive, le soleil se couchait, et, ainsi regardé, du haut de l'espèce de plateau solitaire où nous étions, il me paraissait s'élargir plus que de coutume, tandis que s'enfonçait son disque rouge derrière les plaines de hauts foins que nous venions de quitter.
La rivière ainsi franchie, nous laissions tout de suite la grand-route pour prendre des sentiers à peine tracés, dans une région, odieusement profanée aujourd'hui mais exquise en ce temps-là, qui s'appelait « les Chaumes ».
Ces Chaumes étaient un bien communal, dépendant d'un village dont on apercevait là-bas l'antique église. N'appartenant donc à personne, ils avaient pu garder intacte leur petite sauvagerie relative. Ils n'étaient qu'une sorte de plateau de pierre d'un seul morceau, légèrement ondulé et couvert d'un tapis de plantes sèches, courtes, odorantes, qui craquaient sous les pas ; tout un monde de minuscules papillons, de microscopiques mouches, vivait là, bizarrement coloré, sur des fleurettes rares.
On rencontrait aussi quelquefois des troupeaux de moutons, avec des bergères qui les gardaient, bien plus paysannes, plus noircies au grand air que celles des environs de la ville.
 
 
        
II.
Vision de géographe :
Onésime Reclus, en 1908.
 
Le géographe Onésime Reclus (1837-1916) a sillonné la France et son empire colonial. Sa description, parue en 1908 dans La France à vol d’oiseau (Paris, Flammarion) mêle la compétence d’un professionnel du paysage et l’enthousiasme poétique.
 
Depuis Henri IV, le Marais a passé de l’état aquatique à l'état terreux. Ce n’est pas que toute l’eau en soit partie ; au contraire, on ne voit qu’elle remplir les « achenaux », fossés, contrefossés des 35.000 hectares du marais dit desséché ; encore plus règne-t-elle dans le palus non définitivement exondé, là où de grands achenaux, suivant le pied des bots ou grandes digues, ne dirigent pas l’excès d’humidité vers la mer, vers la Sèvre, nommée par les Maraîchins l’achenal de Marans, et vers le Ley, qu’ils appellent l’achenal de Saint-Benoît.
C’est pourquoi, dans cette immense Venise sans marbres, cette Bruges sans béguinages, cette Amsterdam sans banques, sans comptoirs sans tailleries de diamants, près de dix mille bateaux plats composent la paisible « Armada » qui navigue sans « Amiral de la Mer » sur ces eaux endormies, parallèles ou perpendiculaires entre elles – car elles s’accompagnent ou se croisent suivant un dessin régulier. — Escadre infiniment dispersée qui ne peut s’aider du vent sur des espaces étroits et tout en longueur. Chacune de ces « gondoles » marche à la pelle et a la pigouille ou gaffe; leurs « gondoliers » ne mènent point de signoras a l’escalier de marbre verdi des palais ; de leurs maisons de pierre d’une propreté hollandaise, ils vont à leurs jardins d’humus noir séparés des plates étendues de leur Pays-Bas par les talus ombragés du canal dont ils meurtrissent les herbes.
Ces « huttiers », « cabaniers », « Maraîchins », on les croirait, misérables, a voir leur accoutrement, leurs « bachots », leurs demeures ; on les supposerait rhumatisants sur ce marais tout juste émancipé de la pourriture de la boue et des herbes. Et, justement ils sont à l’aise et bien portants, plus fortunés que les gens des grands vignobles du Sud-Ouest et du Midi, il y a pou d’années encore si pompeux, ni riches, et si vains de leur richesse. L’hectare vaut ici de 6.000 à 7.000 francs ; l'air de la mer violente, « démicrobise », surtout la où on l'aspire à pleins poumons, dans les grosses bourgades animées du tournoiement des ailes des moulins, sur les roches basses, îles jadis, dominant de quelques mètres seulement — mais c’est assez – le plan du golfe effacé peu à peu de l’antique Océan.
Quelques mètres seulement, c’est trop peu dire, car deux de ces îles de la mer, aujourd’hui coteaux de la terre ferme appelés buttes, dépassent 30 mètres; celle de Vix atteint 34, celle du Gué de Velluire, au bord de la Vendée, 30. Elles se sont couronnées de bourgs, de gros villages à moulins à vent. Il est naturel que les « pères du peuple » maraîchin aient tenu, comme on dit, à se garder les pieds chauds, à ne point patauger sans fin ni trêve dans la boue, à ne pas ramer et pigouiller toujours, les bras enfin las, sur le lacis infini des canaux.
Comme eau, le Marais Poitevin se divise en ceintures, sortes de rivières où viennent aboutir les canaux d'assèchement; en canaux vers lesquels convergent les sous-canaux et grands fessés; en petits fossés. Comme sol, elle comprend les alluvions quelconques égouttées par le quadrillage des fossés, les terrées et les mottes. Aux terrées revient l'honneur d'un des charmes du Marais : de leur humus s'entretient la sève puissante des saules et des frênes, arbres ici les plus fréquents, des aunes, des trembles, do peupliers de Virginie de 23 à 30 mètres. Ces géants deviendraient plus gigan­tesques encore, mais, a cette hauteur, la tempête les prend par toutes leurs branches, tout leur feuillage et, si par malheur le sol dont ils élancent, déjà mou de nature est encore, amolli du fait des longues pluies, des grandes inondations annuelles, le colosse, saisi par la tête, bascule et se déterre, toutes racines en l’air, au bord du petit abîme creusé par sa brusque exhumation. Les mottes, a la fertilité constamment renouvelée par le curage des fossés, sont des champs de culture, pour mieux dire : des jardins do haute production.
« Du vert des arbres au vert des eaux », a-t-on dit du Marais Poitevin. Comment n’aimerait-on pas une contrée si originale, avec tant de coins intimes où l’on est séparé du monde par la tenture des rideaux d'arbres et la multitude des biefs sans ponts ? A l’horizon gronde la mer : n'étaient les digues elle abolirait la contrée, sise en moyenne à 1 mètre et demi ou à 2 mètres au-dessous des hautes marées de syzygie.
 
 
III.
Une expérience terrienne :
Ernest Pérochon, en 1924.
 
 
Dans Les Gardiennes (1924), l’écrivain Ernest Pérochon (1885-1942), instituteur du bocage deux-sévrien, devenu prix Goncourt en 1920 pour Nêne, porte un regard empreint de pédagogie dans le contexte particulier de la Grande Guerre.
 
La Cabane Richois où vivait Léa, femme de Norbert, était bâtie sur le bord du Grand Canal à l'extrémité ouest de Sérigny ; situé entre la Cabane Bacloux et la Cabane Mazoyer, elle faisait précisément face à la route de Saint-Jean-du-Marais.
Mais ce pays est si différent des autres qu'il faut tout expliquer.
Sur la route de Saint-Jean, il ne passe ni voitures ni piétons, mais seulement des bateaux. En effet, cette route d'eau, un canal de moyenne grandeur, ou bien, si l'on veut parler comme des maraîchins, une conche ; conche très fréquentée, car elle joint directement le Grand Canal de Sérigny à celui de Saint-Jean que l'on appelle la Belle Rigole.
De même, il ne faudrait pas imaginer la Cabane Richois comme une misérable bâtisse en boue desséchée et couverte en roseaux. Non ! c’était une maison briques et moellons, avec, aux angles, de belles pierres taillées et des fondations solides, creusées dans le roc et non point dans la terre mouvante du Marais qui, se dérobant, fait à la longue crouler les murs ; une maison moins vaste que celle du Paridier, mais plus agréable, en somme, plus avenante, plus propre. Comme bâtiments d'exploitation, par exemple, il n'y avait qu'une étable, une grange et un petit hangar pour les outils où l'on suspendait aussi les filets de pêche, tramails et verveux.
Lorsque Léa s'asseyait à sa fenêtre, elle avait sous les yeux les bateaux de la maison que l'eau du Grand Canal balançait doucement et, devant elle, s'ouvrait cette conche de Saint-Jean qui est d'une beauté rare.
On voit, de chaque côté de cette conche, une double rangée d'arbres. D'abord, des frênes têtards dont les racines sortent de l'eau comme d'énormes reptiles ; lorsque le brouillard les enveloppe, on prendrait ces frênes pour des commères géantes agenouillées au bord du canal pour laver. Un peu en arrière, ce sont des peupliers au tronc lisse, poussant d’un seul jet et mêlant, à vingt mètres de hauteur, leurs branches souples. A la belle saison, lorsque tout est pavoisé, cela fait un étrange tunnel au-dessus de l'eau immobile et noire. La lumière du soleil, tombant sur cet opulent feuillage, est filtrée et teintée ; il ne pénètre sous la voûte qu'une légère brume d’or vert. Par instants, de subtils rayons réussissent pourtant à se faire droit passage, mais ils sont instables, fugitifs, à la merci de l'agilité des feuilles ; le moindre souffle d'air les rompt, les effiloche et suffit à tout brouiller.
Il y a, dans le Marais, des centaines de canaux semblables ; et l’on a bien le droit de dire que c'est très beau, car plusieurs fois, des messieurs du grand monde qui ont beaucoup voyagé, n'ont point caché leur admiration devant ce coin de pays.
Par malheur, en ces temps de guerre, il n'y avait point, au Marais, de messieurs à la promenade. Et, surtout, Léa n'avait point le loisir de s'attarder à sa fenêtre.
 
 
IV.
Une vision poétique :
Jean Humbert.
 
Né en 1933, professeur de mathématiques vivant à La Rochelle. Son texte intitulé « Ce pays » est extrait du recueil Comme un qui s'est perdu (La Rochelle, éd. Quartier latin, 1986).
 
Ce pays
 
Je suis de ce pays de transhumance pour les oiseaux et pour les ciels,
Un pays clos de vide, insoumis à la mer, se fissurant par elle, qui stagne et qui implore oubliant ses soleils figés dans les vasières.
Un pays qui se pare des tulles de la brume, un pays suspendu sur les lentilles d'eau.
Quand la mer doucement frotte sa longue main gantée d'écume dans l’aine de la dune,
Quand montent des varechs accrochés au calcaire ces senteurs fortes de sueur, de chairs remuées, de mort latente,
Quand les nuages si bas, se confondant aux flots, aux herbes, aux dunes oppressent la poitrine plate de cette terre,
Je sens monter en moi la grande joie du monde,
Je compte les battements d'un cœur immense au poignet d'un canal qui reflue au levant.
 
 
 

[1] Evidemment, le présent propos n’entend pas dresser une liste exhaustive et s’en tiendra à quelques références emblématiques. Du point de vue historique, on consultera avec profit : Terres marines (sous la dir. F. Chauvaud et J. Péret), Presses universitaires de Rennes, 2005 ; et Dominique Guillemet : Les Îles de l&rrsquo;Ouest, Geste éditions, 2000.Pour l’iconographie, l’ouvrage de référence est le catalogue Aux rives de l’incertain – Histoire et représentation des marais occidentaux, du Moyen Age à nos jours, Paris, Somogy-Poitiers, Musées de Poitiers, septembre 2002 (notamment, par Pénélope Lacoux : « Paysages du Marais poitevin : une alliance poétique de l’homme et de la nature » ; voir aussi le bilan historiographique dressé par Jean-Michel Derex). Du point de vue littéraire, la thèse de doctorat ès-Lettres de Geneviève Calonnec est très riche : La Poétique de l’eau, ou pour un univers imaginaire dans la littérature d’Aunis et Saintonge, de 1900 à nos jours, Université d’Angers, 1993. Sur les auteurs ou artistes cités, on complètera par Les Peintres – Charentes-Poitou-Vendée, dictionnaire biographique de Gérard Aubisse (Chez l’auteur, Echiré – 79, 2001), et par le Dictionnaire biographique des Charentais (Paris, Le Croît vif, 2005). Voir aussi notre anthologie, et sa préface « Avec vue sur la mer » en collaboration avec Jean-Paul Bouchon, Gens de Charentes et de Poitou (Omnibus, 1995, 1082 p.), volume qui contient notamment Les Gardiennes d’Ernest Pérochon et des récits littoraux de Maupassant, Fromentin, Loti, Chérau, Limbour.
[2] Fernand Verger : Marais et estuaires du littoral français, Paris, Belin, mars 2005, 335 p. Cet essai, à la fois théorique, typologique et pédagogique, appuyé sur une riche cartographie (Raymond Ghirardi) et une abondante iconographie, d’excellentes photographies, a la seule faiblesse d’ignorer les documents littéraires ou artistiques.
[3] Jacques Nanteuil : Sur les chemins d’eau – Sèvre niortaise et Marais poitevin, préface d’E. Pérochon, Mélusine, 1942.
[4] Jean Mathé : Le Marais poitevin, éd. Du terroir, 1984, p. 92 cité par G. Calonnec III p. 123.
[5] Prix du Livre Inter 1983.
[6] Paris, Arthaud, 1946.
[7] Allusion à l’ouvrage d’Alain Corbin : Le Territoire du vide – L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840 (1988, rééd. Flammarion, Champs, 1990).
[8] La Glaise, Saintes, Delavaud, 1952.
[9] Jacques Nanteuil : « Sur les chemins d’eau », Sèvre niortaise et marais poitevin, éd. Mélusine, 1978.
[10] Anne-Marie Thiesse.
[11] George Sand avait ouvert la voie, avec La Mare au diable (1846). Sa célébration de la vie rustique concerne toutefois le marécage, non le marais.
[12] Qui voulait que l’air véhiculât des miasmes mortels – ce qui donna le mot malaria (mala aria : mauvais air) pour le paludisme en réalité transmis par les moustiques anophèles, comme dans le marais rochefortais, où ce milieu malsain a en soi justifié la construction d’un bagne, en terre improductive et destiné à des hommes dont la maladie serait un châtiment supplémentaire et mérité…
[13] Récit poético-historique paru à L’Âge d’homme, 1967.
[14]Des hérétiques, du nom de partisans milanais de la réforme du clergé au XIème siècle, proches du mouvement cathare au XIIIème s.
[15] « Le marais, inaccessible, devient alors le royaume des colliberts, ni serfs, ni hommes libres, une race maudite vivant comme les lépreux, ne se mariant qu’entre eux, méchants, cruels, dépourvus, dit-on, de tout sentiment humain »,  résume G. Calonnec.
[16] Cité par Raymond Rousseau : « Le peuplement du marais poitevin », Société d’études folkloriques du Centre-Ouest, 1981, p. 43. et sqq.
[17] Le Marais poitevin, Alpina, 1939, p. 7.
[18] Dans son classique La Mer, Folio.
[19] Son rapport a été publié entre 1885 et 1893. Voir l’étude de Frédéric Chauvaud : « Des ‘’mondes qui passent’’. Entre la parole des notables et la plume de l’enquêteur : les marais français à la fin du XIXème siècle », in catalogue op. cit.
[20] Lire Prime jeunesse, 1919, qui suit le Roman d’un enfant (1890)dans l’édition Folio classique n°3280 (1999).
[21] Nouvel âge d’or en fait, si l’on songe au succès des polders dans la peinture hollandaise du XVIIème siècle.
[22] Voir l’étude de Jean-Roger Soubiran : « Prestige du marais dans la peinture de paysage en France au XIXème siècle », in catalogue Aux rives de l’incertain op. cit.
[23] Voir « Le Château de la Belle-au-Bois-Dormant », repris in En pays charentais (Aubéron, 2004).
[24] Références et analyses communiquées par Didier Quella-Guyot, responsable BD pour le CNDP (site : www. l@bd.cndp.fr).
[25] Dupuis, 1993.
[26] Hélyode, 1995.
[27] Dargaud, 1996.
[28] Dargaud, 1980.
[29] In cat. Aux rives de l’incertain, op. cit.
[30] Référence à Alain Cabantous : Les Côtes barbares – Pilleurs d’épaves et sociétés littorales en France (1680-1830), Paris, Fayard, 1993.
[31] Voir sur ce sujet Les Guides imprimés du XVIème  au XXème siècle – Villes, paysages, voyages, sous la dir. de G. Chabaud et alii (Paris, Belin, 2000).
[32] « Le salon de 1834 », La France industrielle, avril 1834.
[33] Voir texte joint extrait de La France à vol d’oiseau (Paris, Flammarion, 1906).
[34] In Aunis, Saintonge, Angoumois, par Henri Enjalbert, Louis Papy et alii, Horizons de France, 1967, p. 25.
[35] Guide Gallimard, 1994.

Iconographie : « Matinée de septembre en Saintonge » (1899), par Tibulle Furcy de Lavault, Musées de Poitiers.